Souvenirs de la maison des morts, de Dostoïevski
Je me rappelle parfaitement que, tout d’abord, cette vie m’étonna par cela même qu’elle ne présentait rien de particulier, d’extraordinaire, ou pour mieux m’exprimer, d’inattendu. Plus tard seulement, quand j’eus vécu assez longtemps dans la maison de force, je compris tout l’exceptionnel, l’inattendu d’une existence semblable, et je m’en étonnai. J’avouerai que cet étonnement ne m’a pas quitté pendant tout le temps de ma condamnation; je ne pouvais décidément me réconcilier avec cette existence.
J’éprouvai tout d’abord une répugnance invincible en arrivant à la maison de force, mais, chose étrange! la vie m’y sembla moins pénible que je ne me l’étais figuré en route.
En effet, les détenus, bien qu’embarrassés par leurs fers, allaient et venaient librement dans la prison; ils s’injuriaient, chantaient, travaillaient, fumaient leur pipe et buvaient de l’eau-de-vie (les buveurs étaient pourtant assez rares); il s’organisait même de nuit des parties de cartes en règle. Les travaux ne me parurent pas très-pénibles; il me semblait que ce n’était pas la vraie fatigue du bagne. Je ne devinai que longtemps après pourquoi ce travail était dur et excessif; c’était moins par sa difficulté que parce qu’il était forcé, contraint, obligatoire, et qu’on ne l’accomplissait que par crainte du bâton. Le paysan travaille certainement beaucoup plus que le forçat, car pendant l’été il peine nuit et jour; mais c’est dans son propre intérêt qu’il se fatigue, son but est raisonnable, aussi endure-t-il moins que le condamné qui exécute un travail forcé dont il ne retire aucun profit. Il m’est venu un jour à l’idée que si l’on voulait réduire un homme à néant, le punir atrocement, l’écraser tellement que le meurtrier le plus endurci tremblerait lui-même devant ce châtiment et s’effrayerait d’avance, il suffirait de donner à son travail un caractère de complète inutilité, voire même d’absurdité. Les travaux forcés tels qu’ils existent actuellement ne présentent aucun intérêt pour les condamnés, mais ils ont au moins leur raison d’être: le forçat fait des briques, creuse la terre, crêpit, construit; toutes ces occupations ont un sens et un but. Quelquefois même le détenu s’intéresse à ce qu’il fait. Il veut alors travailler plus adroitement, plus avantageusement; mais qu’on le contraigne, par exemple, à transvaser de l’eau d’une tine dans une autre, et vice versa, à concasser du sable ou à transporter un tas de terre d’un endroit à un autre pour lui ordonner ensuite la réciproque, je suis persuadé qu’au bout de quelques jours le détenu s’étranglera ou commettra mille crimes comportant la peine de mort plutôt que de vivre dans un tel abaissement et de tels tourments. Il va de soi qu’un châtiment semblable serait plutôt une torture, une vengeance atroce qu’une correction; il serait absurde, car il n’atteindrait aucun but sensé.
Sibérie au dix-neuvième siècle.
