LUI. — [...] Je suis dans ce monde et j’y reste. Mais s’il est dans la nature d’avoir appétit; car c’est toujours à l’appétit que j’en reviens, à la sensation qui m’est toujours présente, je trouve qu’il n’est pas du bon ordre de n’avoir pas toujours de quoi manger. Que diable d’économie, des hommes qui regorgent de tout, tandis que d’autres qui ont un estomac importun comme eux, une faim renaissante comme eux, et pas de quoi mettre sous la dent. Le pis, c’est la posture contrainte où nous tient le besoin. L’homme nécessiteux ne marche pas comme un autre; il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne; il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions.
MOI. — Qu’est-ce que des positions?
LUI. — Allez le demander à Noverre, Le monde en offre bien plus que son art n’en peut imiter.
MOI. — Et vous voilà , aussi, pour me servir de votre expression, ou de celle de Montaigne, perché sur l’épicycle de Mercure, et considérant les différentes pantomimes de l’espèce humaine.
LUI. — Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m’élever si haut. J’abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais terre à terre. Je regarde autour de moi; et je prends mes positions, ou je m’amuse des positions que je vois prendre aux autres. Je suis excellent pantomime; comme vous en allez juger. Puis il se met à sourire, à contrefaire l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant; il a le pied droit en avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d’autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelque objet; il attend un ordre, il le reçoit; il part comme un trait; il revient, il est exécuté; il en rend compte. Il est attentif à tout; il ramasse ce qui tombe; il place un oreiller ou un tabouret sous des pieds; il tient une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre une porte; il ferme une fenêtre; il tire des rideaux; il observe le maître et la maîtresse; il est immobile, les bras pendants; les jambes parallèles; il écoute; il cherche à lire sur des visages; et il ajoute: Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux.
Les folies de cet homme, les contes de l’abbé Galiani, les extravagances de Rabelais, m’ont quelquefois fait rêver profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis.
MOI. — Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.
LUI. — Vous avez raison. Il n’y a dans tout un royaume qu’un homme qui marche. C’est le souverain. Tout le reste prend des positions.
MOI. — Le souverain? encore y a-t-il quelque chose à dire? Et croyez-vous qu’il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de la pantomime? Quiconque a besoin d’un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L’abbé de condition en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre. Chacun a sa petite Hus et son Bertin.
LUI. — Cela me console.
Mais tandis que je parlais, il contrefaisait à mourir de rire, les positions des personnages que je nommais; par exemple, pour le petit abbé, il tenait son chapeau sous le bras, et son bréviaire de la main gauche; de la droite, il relevait la queue de son manteau; il s’avançait la tête un peu penchée sur l’épaule, les yeux baissés, imitant si parfaitement l’hypocrite que je crus voir l’auteur des Réfutations devant l’évêque d’Orléans. Aux flatteurs, aux ambitieux, il était ventre à terre. C’était Bouret, au contrôle général.
MOI. — Cela est supérieurement exécuté, lui dis-je. Mais il y a pourtant un être dispensé de la pantomime. C’est le philosophe qui n’a rien et qui ne demande rien.
LUI. — Et où est cet animal-là ? S’il n’a rien il souffre; s’il ne sollicite rien, il n’obtiendra rien, et il souffrira toujours.
MOI. — Non. Diogène se moquait des besoins.
LUI. — Mais, il faut être vêtu.
MOI. — Non. Il allait tout nu.
LUI. — Quelquefois il faisait froid dans Athènes.
MOI. — Moins qu’ici.
LUI. — On y mangeait.
MOI. — Sans doute.
LUI. — Aux dépens de qui?
MOI. — De la nature. À qui s’adresse le sauvage? à la terre, aux animaux, aux poissons, aux arbres, aux herbes, aux racines, aux ruisseaux.
LUI. — Mauvaise table.
MOI. — Elle est grande.
LUI. — Mais mal servie.
MOI. — C’est pourtant celle qu’on dessert, pour couvrir les nôtres.
LUI. — Mais vous conviendrez que l’industrie de nos cuisiniers, pâtissiers, rôtisseurs, traiteurs, confiseurs y met un peu du sien. Avec la diète austère de votre Diogène, il ne devait pas avoir des organes fort indociles.
MOI. — Vous vous trompez. L’habit du cynique était autrefois, notre habit monastique avec la même vertu. Les cyniques étaient les carmes et les cordeliers d’Athènes.
LUI. — Je vous y prends. Diogène a donc aussi dansé la pantomime; si ce n’est devant Périclès, du moins devant Laïs ou Phryné.
MOI. — Vous vous trompez encore. Les autres achetaient bien cher la courtisane qui se livrait à lui pour le plaisir.
LUI. — Mais s’il arrivait que la courtisane fût occupée, et le cynique pressé?
MOI. — Il rentrait dans son tonneau, et se passait d’elle.
LUI. — Et vous me conseilleriez de l’imiter?
MOI. — Je veux mourir, si cela ne vaudrait mieux que de ramper, de s’avilir, et se prostituer.
LUI. — Mais il me faut un bon lit, une bonne table, un vêtement chaud en hiver; un vêtement frais, en été; du repos, de l’argent, et beaucoup d’autres choses, que je préfère de devoir à la bienveillance, plutôt que de les acquérir par le travail.
MOI. — C’est que vous êtes un fainéant, un gourmand, un lâche, une âme de boue.
LUI. — Je crois vous l’avoir dit.
MOI. — Les choses de la vie ont un prix sans doute; mais vous ignorez celui du sacrifice que vous faites pour les obtenir. Vous dansez, vous avez dansé et vous continuerez de danser la vile pantomime.
Le Lever du Roi Louis XIV