La Chanson des vieux amants, de Jacques Brel

Bien sûr, nous eûmes des orages
Vingt ans d’amour, c’est l’amour fol
Mille fois tu pris ton bagage
Mille fois je pris mon envol
Et chaque meuble se souvient
Dans cette chambre sans berceau
Des éclats des vieilles tempêtes
Plus rien ne ressemblait à rien
Tu avais perdu le goût de l’eau
Et moi celui de la conquête

{Refrain:}
Mais mon amour
Mon doux mon tendre mon merveilleux amour
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Je t’aime encore tu sais je t’aime

Moi, je sais tous tes sortilèges
Tu sais tous mes envoûtements
Tu m’as gardé de pièges en pièges
Je t’ai perdue de temps en temps
Bien sûr tu pris quelques amants
Il fallait bien passer le temps
Il faut bien que le corps exulte
Finalement finalement
Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes

{Refrain}

Oh, mon amour
Mon doux mon tendre mon merveilleux amour
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Je t’aime encore tu sais je t’aime

Et plus le temps nous fait cortège
Et plus le temps nous fait tourment
Mais n’est-ce pas le pire piège
Que vivre en paix pour des amants
Bien sûr tu pleures un peu moins tôt
Je me déchire un peu plus tard
Nous protégeons moins nos mystères
On laisse moins faire le hasard
On se méfie du fil de l’eau
Mais c’est toujours la tendre guerre

{Refrain}

Oh, mon amour…
Mon doux mon tendre mon merveilleux amour
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Je t’aime encore tu sais je t’aime.


Les vieux amants (Artur Eranosian).jpg

Les vieux amants (d’Artur Eranosian)

Publié dans : Littérature francophone | le 3 octobre, 2006 |Pas de Commentaires »

Ces gens-là, de Jacques Brel

D’abord il y a l’aîné
Lui qui est comme un melon
Lui qui a un gros nez
Lui qui sait plus son nom
Monsieur tellement qu’il boit
Ou tellement qu’il a bu
Qui fait rien de ses dix doigts
Mais lui qui n’en peut plus
Lui qui est complètement cuit
Et qui se prend pour le roi
Qui se saoule toutes les nuits
Avec du mauvais vin
Mais qu’on retrouve matin
Dans l’église qui roupille
Raide comme une saillie
Blanc comme un cierge de Pâques
Et puis qui balbutie
Et qui a l’Å“il qui divague
Faut vous dire Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne pense pas Monsieur
On ne pense pas on prie

Et puis, il y a l’autre
Des carottes dans les cheveux
Qu’a jamais vu un peigne
Qu’est méchant comme une teigne
Même qu’il donnerait sa chemise
À des pauvres gens heureux
Qui a marié la Denise
Une fille de la ville
Enfin d’une autre ville
Et que c’est pas fini
Qui fait ses p’tites affaires
Avec son p’tit chapeau
Avec son p’tit manteau
Avec sa p’tite auto
Qu’aimerait bien avoir l’air
Mais qui n’a pas l’air du tout
Faut pas jouer les riches
Quand on n’a pas le sou
Faut vous dire Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne vit pas Monsieur
On ne vit pas on triche

Et puis, il y a les autres
La mère qui ne dit rien
Ou bien n’importe quoi
Et du soir au matin
Sous sa belle gueule d’apôtre
Et dans son cadre en bois
Il y a la moustache du père
Qui est mort d’une glissade
Et qui regarde son troupeau
Bouffer la soupe froide
Et ça fait des grands flchss
Et ça fait des grands flchss
Et puis il y a la toute vieille
Qu’en finit pas de vibrer
Et qu’on attend qu’elle crève
Vu qu’c'est elle qu’a l’oseille
Et qu’on écoute même pas
Ce que ses pauvres mains racontent
Faut vous dire Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne cause pas Monsieur
On ne cause pas on compte

Et puis et puis
Et puis il y a Frida
Qui est belle comme un soleil
Et qui m’aime pareil
Que moi j’aime Frida
Même qu’on se dit souvent
Qu’on aura une maison
Avec des tas de fenêtres
Avec presque pas de murs
Et qu’on vivra dedans
Et qu’il fera bon y être
Et que si c’est pas sûr
C’est quand même peut-être
Parce que les autres veulent pas
Parce que les autres veulent pas
Les autres ils disent comme ça
Qu’elle est trop belle pour moi
Que je suis tout juste bon
À égorger les chats
J’ai jamais tué d’chats
Ou alors y a longtemps
Ou bien j’ai oublié
Ou ils sentaient pas bon
Enfin ils ne veulent pas
Parfois quand on se voit
Semblant que c’est pas exprès
Avec ses yeux mouillants
Elle dit qu’elle partira
Elle dit qu’elle me suivra
Alors pour un instant
Pour un instant seulement
Alors moi je la crois Monsieur
Pour un instant
Pour un instant seulement
Parce que chez ces gens-là
Monsieur on ne s’en va pas
On ne s’en va pas Monsieur
On ne s’en va pas
Mais il est tard Monsieur
Il faut que je rentre chez moi.

Publié dans : Littérature francophone | le 3 octobre, 2006 |Pas de Commentaires »

Le Neveu de Rameau, de Diderot

LUI. — [...] Je suis dans ce monde et j’y reste. Mais s’il est dans la nature d’avoir appétit; car c’est toujours à l’appétit que j’en reviens, à la sensation qui m’est toujours présente, je trouve qu’il n’est pas du bon ordre de n’avoir pas toujours de quoi manger. Que diable d’économie, des hommes qui regorgent de tout, tandis que d’autres qui ont un estomac importun comme eux, une faim renaissante comme eux, et pas de quoi mettre sous la dent. Le pis, c’est la posture contrainte où nous tient le besoin. L’homme nécessiteux ne marche pas comme un autre; il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne; il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions.

MOI. — Qu’est-ce que des positions?

LUI. — Allez le demander à Noverre, Le monde en offre bien plus que son art n’en peut imiter.

MOI. — Et vous voilà, aussi, pour me servir de votre expression, ou de celle de Montaigne, perché sur l’épicycle de Mercure, et considérant les différentes pantomimes de l’espèce humaine.

LUI. — Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m’élever si haut. J’abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais terre à terre. Je regarde autour de moi; et je prends mes positions, ou je m’amuse des positions que je vois prendre aux autres. Je suis excellent pantomime; comme vous en allez juger. Puis il se met à sourire, à contrefaire l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant; il a le pied droit en avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d’autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelque objet; il attend un ordre, il le reçoit; il part comme un trait; il revient, il est exécuté; il en rend compte. Il est attentif à tout; il ramasse ce qui tombe; il place un oreiller ou un tabouret sous des pieds; il tient une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre une porte; il ferme une fenêtre; il tire des rideaux; il observe le maître et la maîtresse; il est immobile, les bras pendants; les jambes parallèles; il écoute; il cherche à lire sur des visages; et il ajoute: Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux.

Les folies de cet homme, les contes de l’abbé Galiani, les extravagances de Rabelais, m’ont quelquefois fait rêver profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis.

MOI. — Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.

LUI. — Vous avez raison. Il n’y a dans tout un royaume qu’un homme qui marche. C’est le souverain. Tout le reste prend des positions.

MOI. — Le souverain? encore y a-t-il quelque chose à dire? Et croyez-vous qu’il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de la pantomime? Quiconque a besoin d’un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L’abbé de condition en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre. Chacun a sa petite Hus et son Bertin.

LUI. — Cela me console.

Mais tandis que je parlais, il contrefaisait à mourir de rire, les positions des personnages que je nommais; par exemple, pour le petit abbé, il tenait son chapeau sous le bras, et son bréviaire de la main gauche; de la droite, il relevait la queue de son manteau; il s’avançait la tête un peu penchée sur l’épaule, les yeux baissés, imitant si parfaitement l’hypocrite que je crus voir l’auteur des Réfutations devant l’évêque d’Orléans. Aux flatteurs, aux ambitieux, il était ventre à terre. C’était Bouret, au contrôle général.

MOI. — Cela est supérieurement exécuté, lui dis-je. Mais il y a pourtant un être dispensé de la pantomime. C’est le philosophe qui n’a rien et qui ne demande rien.
LUI. — Et où est cet animal-là? S’il n’a rien il souffre; s’il ne sollicite rien, il n’obtiendra rien, et il souffrira toujours.

MOI. — Non. Diogène se moquait des besoins.

LUI. — Mais, il faut être vêtu.

MOI. — Non. Il allait tout nu.

LUI. — Quelquefois il faisait froid dans Athènes.

MOI. — Moins qu’ici.

LUI. — On y mangeait.

MOI. — Sans doute.

LUI. — Aux dépens de qui?

MOI. — De la nature. À qui s’adresse le sauvage? à la terre, aux animaux, aux poissons, aux arbres, aux herbes, aux racines, aux ruisseaux.

LUI. — Mauvaise table.

MOI. — Elle est grande.

LUI. — Mais mal servie.

MOI. — C’est pourtant celle qu’on dessert, pour couvrir les nôtres.

LUI. — Mais vous conviendrez que l’industrie de nos cuisiniers, pâtissiers, rôtisseurs, traiteurs, confiseurs y met un peu du sien. Avec la diète austère de votre Diogène, il ne devait pas avoir des organes fort indociles.

MOI. — Vous vous trompez. L’habit du cynique était autrefois, notre habit monastique avec la même vertu. Les cyniques étaient les carmes et les cordeliers d’Athènes.

LUI. — Je vous y prends. Diogène a donc aussi dansé la pantomime; si ce n’est devant Périclès, du moins devant Laïs ou Phryné.

MOI. — Vous vous trompez encore. Les autres achetaient bien cher la courtisane qui se livrait à lui pour le plaisir.

LUI. — Mais s’il arrivait que la courtisane fût occupée, et le cynique pressé?

MOI. — Il rentrait dans son tonneau, et se passait d’elle.

LUI. — Et vous me conseilleriez de l’imiter?

MOI. — Je veux mourir, si cela ne vaudrait mieux que de ramper, de s’avilir, et se prostituer.

LUI. — Mais il me faut un bon lit, une bonne table, un vêtement chaud en hiver; un vêtement frais, en été; du repos, de l’argent, et beaucoup d’autres choses, que je préfère de devoir à la bienveillance, plutôt que de les acquérir par le travail.

MOI. — C’est que vous êtes un fainéant, un gourmand, un lâche, une âme de boue.

LUI. — Je crois vous l’avoir dit.

MOI. — Les choses de la vie ont un prix sans doute; mais vous ignorez celui du sacrifice que vous faites pour les obtenir. Vous dansez, vous avez dansé et vous continuerez de danser la vile pantomime.

Louis XIV, Le Lever du Roi.jpg
Le Lever du Roi Louis XIV
Publié dans : Littérature française | le 3 octobre, 2006 |Pas de Commentaires »

L’étranger, de Charles Baudelaire

Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère?
- Je n’ai ni père, ni mère, ni sÅ“ur, ni frère.
- Tes amis?
- Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est restée jusqu’à ce jour inconnu.
- Ta patrie?
- J’ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté?
- Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L’or?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
- J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages!

Tiré de Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris)


Nuages (Jean-Marc Vignolo).jpg

Nuages (de Jean-Marc Vignolo)

Publié dans : Littérature française | le 3 octobre, 2006 |1 Commentaire »

La chevelure, de Charles Baudelaire

Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure!
Ô boucles! Ô parfum chargé de nonchaloir!
Extase! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormants dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir!

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève!
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:

Un port retentissant où mon âme peut boire
À grands flots le parfum, le son et la couleur;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire, Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse!
Infinis bercements du loisir embaumé!

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps! Toujours! Ma main dans ta crinière lourde Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde!
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir?

Les Fleurs du Mal


Dubrusk Jean - Nu a la chevelure bleue.jpg

Nu à la chevelure bleue (de Jean Dubrusk)

Publié dans : Littérature française | le 3 octobre, 2006 |Pas de Commentaires »

Hamlet, de William Shakespeare

Hamlet

To be, or not to be: that is the question:

Whether ’tis nobler in the mind to suffer

The slings and arrows of outrageous fortune,

Or to take arms against a sea of troubles,

And by opposing end them? To die: to sleep;

No more; and by a sleep to say we end

The heart-ache and the thousand natural shocks

That flesh is heir to, ’tis a consummation

Devoutly to be wish’d. To die, to sleep;

To sleep: perchance to dream: ay, there’s the rub;

For in that sleep of death what dreams may come

When we have shuffled off this mortal coil,

Must give us pause: there’s the respect

That makes calamity of so long life;

For who would bear the whips and scorns of time,

The oppressor’s wrong, the proud man’s contumely,

The pangs of despised love, the law’s delay,

The insolence of office and the spurns

That patient merit of the unworthy takes,

When he himself might his quietus make

With a bare bodkin? who would fardels bear,

To grunt and sweat under a weary life,

But that the dread of something after death,

The undiscover’d country from whose bourn

No traveller returns, puzzles the will

And makes us rather bear those ills we have

Than fly to others that we know not of?

Thus conscience does make cowards of us all;

And thus the native hue of resolution

Is sicklied o’er with the pale cast of thought,

And enterprises of great pith and moment

With this regard their currents turn awry,

And lose the name of action. – Soft you now!

The fair Ophelia! Nymph, in thy orisons

Be all my sins remember’d.

Stratford-upon-Avon - Statue de Hamlet (effet flou).jpg

Statue de Hamlet (Stratford-upon-Avon)

HAMLET – Être ou ne pas être, c’est la question: est-il plus noble de souffrir dans l’âme les frondes et les flèches d’une Fortune enragée, ou de prendre les armes contre une mer de détresse, et d’en finir en s’y opposant? Mourir, dormir, pas plus; et se dire que par le sommeil nous mettons fin à la souffrance du cÅ“ur, et aux mille assauts naturels dont la chair est l’héritière; c’est là la consommation finale que l’on doit avec ferveur souhaiter. Mourir, dormir; dormir – peut-être rêver -, ah, voilà l’obstacle; car quels rêves peuvent venir dans ce sommeil de la mort, quand nous aurons rejeté ce mortel tintamarre, voilà qui doit nous faire hésiter. C’est cette réflexion-là qui donne aux calamités une vie si longue. Car qui voudrait supporter les coups de fouet et les mépris de ce monde, l’injure de l’oppresseur, l’outrage de l’orgueilleux, les angoisses de l’amour dédaigné, les délais de la justice, l’insolence des gens en place, et les rebuffades que le mérite patient doit endurer de la part des indignes, si par un quitus il pouvait régler lui-même toutes ses dettes par un simple poignard? Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si cette terreur de quelque chose, ce pays inexploré dont aucun voyageur n’a traversé les frontières, n’égarait notre volonté, et ne nous faisait plutôt supporter les maux qui sont les nôtres que de nous enfuir vers d’autres dont nous ne savons rien. C’est ainsi que la conscience fait de nous des lâches, et que la couleur native de la résolution s’étiole sous le teint pâle de la contemplation, et des entreprises importantes et de haute volée, à la suite de ces considérations, se détournent de leurs cours, et perdent le nom même de l’action. Mais, doucement, maintenant. Voici la belle Ophelia! Nymphe, dans tes prières, souviens-toi de tous mes péchés!

Traduction d’André Lorant

Publié dans : Littérature anglaise | le 2 octobre, 2006 |Pas de Commentaires »

Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand

Un Fâcheux, qui s’est approché de Cyrano.
Le comédien Monfleury! Quel scandale!
Mais il est protégé par le duc de Candale!
Avez-vous un patron?
Cyrano
Non!
Le Fâcheux
Vous n’avez pas?…
Cyrano
Non!
Le Fâcheux
Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom?…

Cyrano, agacé.
Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse?
Non, pas de protecteur…
(la main à son épée.)
Mais une protectrice!
Le Fâcheux
Mais vous allez quitter la ville?
Cyrano
C’est selon.
Le Fâcheux
Mais le duc de Candale a le bras long!

Cyrano
Moins long
Que n’est le mien…
(montrant son épée.)
quand je lui mets cette rallonge!
Le Fâcheux
Mais vous ne songez pas à prétendre…
Cyrano
J’y songe.
Le Fâcheux
Mais…
Cyrano
Tournez les talons, maintenant.
Le Fâcheux
Mais…
Cyrano
Tournez!
-ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.
Le Fâcheux, ahuri.
Je…
Cyrano, marchant sur lui.
Qu’a-t-il d’étonnant?
Le Fâcheux, reculant.
Votre grâce se trompe…
Cyrano
Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe?…
Le Fâcheux, même jeu.
Je n’ai pas…

Cyrano
Ou crochu comme un bec de hibou?
Le Fâcheux
Je…
Cyrano
Y distingue-t-on une verrue au bout?
Le Fâcheux
Mais…

Cyrano
Ou si quelque mouche, à pas lents, s’y promène?
Qu’a-t-il d’hétéroclite?
Le Fâcheux
Oh!…
Cyrano
Est-ce un phénomène?
Le Fâcheux
Mais d’y porter les yeux, j’avais su me garder!
Cyrano
Et pourquoi, s’il vous plaît, ne pas le regarder?
Le Fâcheux
J’avais…
Cyrano
          Il vous dégoûte alors?
Le Fâcheux
Monsieur…
Cyrano
Malsaine
Vous semble sa couleur?
Le Fâcheux
Monsieur!
Cyrano
Sa forme, obscène?
Le Fâcheux
Mais du tout!…
Cyrano
Pourquoi donc prendre un air dénigrant?
- peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand?
Le Fâcheux, balbutiant.
Je le trouve petit, tout petit, minuscule!
Cyrano
Hein? Comment? M’accuser d’un pareil ridicule?
Petit, mon nez? Holà!
Le Fâcheux
Ciel!
Cyrano
Énorme, mon nez!
- Vil camus, sot canard, tête plate, apprenez
Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice,
Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice
D’un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud! Car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée…
(il le soufflette.)
Le Fâcheux
Aïe!
Cyrano
De fierté, d’envol,
De lyrisme, de pittoresque, d’étincelle,
De somptuosité, de nez enfin, que celle…
(il le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole.)
Que va chercher ma botte au bas de votre dos!
Le Fâcheux, se sauvant.
Au secours! à la garde!
Cyrano
Avis donc aux badauds,
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s’enfuir,
Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir!

De Guiche, qui est descendu de la scène, avec les marquis.
Mais à la fin il nous ennuie!
Le Vicomte De Valvert, haussant les épaules.
Il fanfaronne!
De Guiche
Personne ne va donc lui répondre?…
Le Vicomte
Personne?
Attendez! Je vais lui lancer un de ces traits!…
(il s’avance vers Cyrano qui l’observe, et se campant devant lui d’un air fat.)
Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.
Cyrano, gravement.
Très.
Le Vicomte, riant.
Ha!
Cyrano, imperturbable.
C’est tout?…
Le Vicomte
Mais…
Cyrano
Ah! Non! C’est un peu court, jeune homme!
On pouvait dire… oh! Dieu!… bien des choses en somme…
En variant le ton, – par exemple, tenez:
Agressif: « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur le champ que je me l’amputasse! »
Amical: « Mais il doit tremper dans votre tasse:
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap! »
Descriptif: « C’est un roc!… C’est un pic… C’est un cap!
Que dis-je, c’est un cap?… C’est une péninsule! »
Curieux: « De quoi sert cette oblongue capsule?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux? »
Gracieux: « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes? »
Truculent: « Ã‡a, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée? »
Prévenant: « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol! »
Tendre: « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane! »
Pédant: « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os! »
Cavalier: « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode?
Pour pendre son chapeau c’est vraiment très commode! »
Emphatique: « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral! »
Dramatique: « C’est la Mer Rouge quand il saigne! »
Admiratif: « Pour un parfumeur, quelle enseigne! »
Lyrique: « Est-ce une conque, êtes-vous un triton? »
Naïf: « Ce monument, quand le visite-t-on? »
Respectueux: « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue! »
Campagnard: « Hé, ardé! C’est-y un nez? Nanain!
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain! »
Militaire: « Pointez contre cavalerie! »
Pratique: « Voulez-vous le mettre en loterie?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot:
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie! Il en rougit, le traître! »
- Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit:
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot: sot!
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
De Guiche, voulant emmener le vicomte pétrifié.
Vicomte, laissez donc!
Le Vicomte, suffoqué.
Ces grands airs arrogants!
Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants!

Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses!

Cyrano
Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encore de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné! Des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.
Le Vicomte
Mais, monsieur…
Cyrano
Je n’ai pas de gants?… la belle affaire!
Il m’en restait un seul… d’une très vieille paire!
- Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun:
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.
Le Vicomte
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule!
Cyrano, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter.
Ah?… et moi, Cyrano Savinien Hercule
De Bergerac.
(rires.)

Cyrano de Bergerac, d'Edmond Rostand dans Littérature française belmondo_cyrano

Cyrano dans Littérature française

Publié dans : Littérature française | le 28 septembre, 2006 |Pas de Commentaires »

L’isolement, de Lamartine

Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes;
Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon,
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.

Cependant, s’élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs,
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports,
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante:
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis: « Nulle part le bonheur ne m’attend. »

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un Å“il indifférent je le suis dans son cours;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil? je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts;
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire,
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux!

Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire;
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour!

Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore,
Vague objet de mes vÅ“ux, m’élancer jusqu’à toi!
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie:
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons!


Feuilles mortes.jpg

Feuilles mortes

Publié dans : Littérature française | le 27 septembre, 2006 |Pas de Commentaires »

Profitez de votre jeunesse

Mignonne, allons voir si la rose, de Ronsard

À Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautez laissé cheoir!
Ô vrayment marastre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir!

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse:
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

Wickenden Robert - La fileuse (1891).jpg


Le temps vainc la beauté, de Ronsard

Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant,
« Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle! »

Lors vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos;
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain:
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.



Une Charogne, de Charles Baudelaire

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux:
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un Å“il fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!

Oui! telle vous serez, ô reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses.
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés!

Squelette 2 (BJ Winslow).jpg

Corpse (de BJ Winslow)


L’instant fatal, de Raymond Queneau

Si tu t’imagines
Si tu t’imagines
Fillette, fillette
Si tu t’imagines
Xa va xa va xa
Va durer toujours
La saison des za
La saison des za
Saisons des amours
Ce que tu te goures
Fillette, fillette
Ce que tu te goures
Si tu crois petite
Si tu crois ah ah
Que ton teint de rose
Ta taille de guêpe
Tes mignons biceps
Tes ongles d’émail
Ta cuisse de nymphe
Et ton pied léger
Si tu crois petite
Xa va xa va xa
Va durer toujours
Ce que tu te goures
Fillette, fillette
Ce que tu te goures
Les beaux jours s’en vont
Les beaux jours de fête
Soleils et planètes
Tournent tous en rond
Mais toi ma petite
Tu marches tout droit
Vers c’que tu n’vois pas
Très sournois s’approchent
La ride véloce
La pesante graisse
Le menton triplé
Le muscle avachi
Allons allons cueille
Les roses les roses
Roses de la vie
Et que leurs pétales
Soient la mer étale
De tous les bonheurs
Allons cueille cueille
Si tu le fais pas
Ce que tu te goures
Fillette, fillette
Ce que tu te goures

Publié dans : Littérature française | le 27 septembre, 2006 |Pas de Commentaires »

Histoire de ma vie, de Casanova

Cultiver le plaisir des sens fut toujours ma principale affaire: je n’en eus jamais de plus importante. Me sentant né pour le beau sexe, je l’ai toujours aimé et m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne chère avec transport, et j’ai toujours été passionné pour tous les objets qui ont excité ma curiosité.
J’ai eu des amis qui m’ont fait du bien, et le bonheur de pouvoir en toute occasion leur donner des preuves de ma reconnaissance. J’ai eu aussi de détestables ennemis qui m’ont persécuté, et que je n’ai pas exterminés parce qu’il n’a pas été en mon pouvoir de le faire. Je ne leur eusse jamais pardonné, si je n’eusse oublié le mal qu’ils m’ont fait. L’homme qui oublie une injure ne la pardonne pas, il oublie; car le pardon part d’un sentiment héroïque, d’un cÅ“ur noble, d’un esprit généreux, tandis que l’oubli vient d’une faiblesse de mémoire, ou d’une nonchalance, amie d’une âme pacifique, et souvent d’un besoin de calme et de tranquillité; car la haine, à la longue, tue le malheureux qui se plaît à la nourrir.
Si l’on me nomme sensuel, on aura tort, car la force de mes sens ne m’a jamais fait négliger mes devoirs quand j’en ai eu. Par la même raison, on n’aurait jamais dû traiter Homère d’ivrogne:
Laudibus arguitur vini vinosus Homerus.
J’ai aimé les mets au haut goût: le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l’ogliopotrida des Espagnols, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui s’y forment commencent à devenir visibles. Quant aux femmes, j’ai toujours trouvé suave l’odeur de celles que j’ai aimées.
Quels goûts dépravés! dira-t-on: quelle honte de se les reconnaître et de ne pas en rougir! Cette critique me fait rire; car, grâce à mes gros goûts, je me crois plus heureux qu’un autre, puisque je suis convaincu qu’ils me rendent susceptible de plus de plaisir. Heureux ceux qui, sans nuire à personne, savent s’en procurer, et insensés ceux qui s’imaginent que le Grand-Être puisse jouir des douleurs, des peines et des abstinences qu’ils lui offrent en sacrifice, et qu’il ne chérisse que les extravagants qui se les imposent. Dieu ne peut exiger de ses créatures que l’exercice des vertus dont il a placé le germe dans leur âme, et il ne nous a rien donné qu’à dessein de nous rendre heureux: amour-propre, ambition d’éloges, sentiment d’émulation, force, courage, et un pouvoir dont rien ne peut nous priver: c’est celui de nous tuer, si, après un calcul juste ou faux, nous avons le malheur d’y trouver notre compte. C’est la plus forte preuve de notre liberté morale que le sophisme a tant combattue. Cette faculté cependant est en horreur à toute la nature; et c’est avec raison que toutes les religions doivent la proscrire.
Un prétendu esprit fort me dit un jour que je ne pouvais me dire philosophe et admettre la révélation. Mais, si nous n’en doutons pas en physique, pourquoi ne l’admettrions-nous pas en matière de religion? Il ne s’agit que de la forme. L’esprit parle à l’esprit et non pas aux oreilles. Les principes de tout ce que nous savons ne peuvent qu’avoir été révélés à ceux qui nous les ont communiqués par le grand et suprême principe qui les contient tous. L’abeille qui fait sa ruche, l’hirondelle qui fait son nid, la fourmi qui construit sa cave et l’araignée qui ourdit sa toile, n’auraient jamais rien fait sans une révélation préalable et éternelle. Ou nous devons croire que la chose est ainsi, ou convenir que la matière pense. Mais comme nous n’osons pas faire tant d’honneur à la matière, tenons-nous en à la révélation.
Ce grand philosophe qui, après avoir étudié la nature, crut pouvoir chanter victoire en la reconnaissant pour Dieu, mourut trop tôt. S’il avait vécu quelque temps de plus, il ne serait pas allé beaucoup plus loin et son voyage n’aurait pas été long; se trouvant dans son auteur, il n’aurait plus pu le nier: in eo movemur et sumus. Il l’aurait trouvé inconcevable et ne s’en serait plus inquiété.
Dieu, grand principe de tous les principes et qui n’eut jamais de principe, pourrait-il lui-même se concevoir, si pour cela il avait besoin de connaître son propre principe?
O heureuse ignorance! Spinoza, le vertueux Spinoza, mourut avant de parvenir à la posséder. Il serait mort savant et en droit de prétendre à la récompense de ses vertus, s’il avait supposé son âme immortelle.
Il est faux qu’une prétention de récompense ne convienne pas à la véritable vertu et qu’elle porte atteinte à sa pureté; car tout au contraire, elle sert à la soutenir, l’homme étant trop faible pour vouloir n’être vertueux que pour se plaire à lui seul. Je tiens pour fabuleux cet Amphiaraüs qui vir bonus esse quam videri malebat. Je crois enfin qu’il n’y a point d’honnête homme au monde sans quelque prétention; et je vais parler de la mienne.
Je prétends à l’amitié, à l’estime et à la reconnaissance de mes lecteurs: à leur reconnaissance, si la lecture de mes Mémoires les instruit ou leur fait plaisir; à leur estime, si, me rendant justice, ils me trouvent plus de qualités que de défauts, et à leur amitié dès qu’ils m’en auront trouvé digne par la franchise et la bonne foi avec lesquelles je me livre à leur jugement sans nul déguisement et tel que je suis.
Ils trouveront que j’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion, que souvent j’ai commencé par mentir afin de parvenir à la faire entrer dans des têtes qui n’en connaissaient pas les charmes. Ils ne m’en voudront pas lorsqu’ils me verront vider la bourse de mes amis pour fournir à mes caprices… [...]

On ne trouvera pas dans ces Mémoires toutes mes aventures; j’ai omis celles qui auraient pu déplaire aux personnes qui y eurent part, car elles y feraient mauvaise figure. Malgré ma réserve, on ne me trouvera parfois que trop indiscret, et j’en suis fâché. Si avant ma mort je deviens sage et que j’en aie le temps, je brûlerai tout: maintenant je n’en ai pas le courage. Si quelquefois on trouve que je peins certaines scènes amoureuses avec trop de détails, qu’on se garde de me blâmer, à moins qu’on ne me trouve un mauvais peintre puisqu’on ne saurait faire un reproche à ma vieille âme de ne savoir plus jouir que par réminiscence. La vertu, au reste, pourra sauter tous les tableaux dont elle serait blessée; c’est un avis que je crois devoir lui donner ici.

Je reviens pour la suite un peu plus tard…
Publié dans : Littérature italienne | le 26 septembre, 2006 |Pas de Commentaires »
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